Renforcer, réformer ou réinventer l’État au Sahel?
Renforcer, réformer ou réinventer l’État au Sahel?
- Par Moro --
- Saturday, 22 Apr, 2023
Gilles Yabi partage avec nous aujourd’hui quelques-unes des réflexions issues du dialogue organisé par Wathi et le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest avec Jean-Pierre Olivier de Sardan, anthropologue, chercheur et co-fondateur du Laboratoire d'études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL), un laboratoire nigérien et béninois de recherche en sciences sociales. « Renforcer, réformer ou réinventer l’État au Sahel », tel était le thème de cette conversation.
Gilles Yabi. Archive de Gilles Yabi
Vaste et ambitieux programme pour ce dialogue avec Jean-Pierre Olivier de Sardan, mais avec son immense expérience de chercheur sur le fonctionnement des États, la délivrance des services publics au Niger et au-delà, on ne prenait pas beaucoup de risques en le lançant sur un tel programme. Dans un contexte où il est si difficile d’échapper au brouhaha des informations en continu, à l’absence de recul historique, à l’impopularité des analyses nuancées qui sont essentielles pour pouvoir formuler des pistes d’action réalistes, je crois que ce genre de conversation est extrêmement utile.
Vous avez rappelé un article de votre invité sur l’accès au pouvoir et l’exercice du pouvoir dans la réalité, qu’il avait intitulé les quatre prisons du pouvoir. Olivier de Sardan relativise la perception des présidents omnipotents en mettant en lumière leur dépendance à l’égard d’autres acteurs…
Dans cet article, il explique que le rejet de la classe politique par une très grande partie de la population est une conséquence directe de ces prisons qui enferment le pouvoir, des prisons qui ont pour gardiens respectifs : les grands commerçants ; les militants, alliés et courtisans ; les bureaucrates ; et enfin les experts internationaux.
Celui qui arrive au pouvoir doit satisfaire les exigences de nombreux groupes d’intérêts. Le président élu attribue des ministères aux partis qui ont aidé à son élection, les ministres doivent à leur tour distribuer des postes aux militants, et ces derniers vont aussi trouver de petites récompenses pour d’autres militants sous forme de prestation de services ou de petits marchés de fournitures pour les services des ministères… On imagine aisément les implications pour les performances de toutes les institutions publiques ainsi fortement politisées.
Jean-Pierre Olivier de Sardan décrit aussi « la prison » gardée par les grands commerçants qui sont au cœur du système électoral. Ils attendent un retour sur investissement, en termes de protection, de « bienveillance » fiscale, de placement de leurs parents et clients à des postes stratégiques, ou de passations de marchés. Ils sont aussi au cœur de la grande corruption systémique, en lien direct avec le coût toujours plus élevé des campagnes électorales.
Pourquoi la compréhension de ces pratiques politiques réelles est-elle essentielle à vos yeux ?
Je crois que beaucoup d’analyses sur la situation au Sahel ne donnent pas une place suffisante à ce qui me semble pourtant être au cœur de la vulnérabilité de ces pays à toutes les menaces : la faible efficacité des États et donc des politiques publiques au cours des dernières décennies. Derrière ce constat, on peut avancer plusieurs explications, en examinant par exemple pays par pays, les différents régimes qui se sont succédé, la vision et le leadership des chefs d’État, les résultats qu’ils ont pu atteindre, par exemple en termes de politiques de santé, d’éducation ou de sécurité.
Ce que des travaux de recherche rigoureux comme ceux d’Olivier de Sardan et de ses collègues anciens ou actuels du LASDEL montrent de manière indiscutable, ce sont les liens entre les pratiques politiques réelles et le fonctionnement des institutions qui sont censées délivrer des services publics essentiels aux populations et contribuer au développement économique et social, comme la santé et l’éducation.
La manière dont on fait la politique est à la source d’une profonde déception à l’égard de la classe politique, considérée largement comme corrompue et peu concernée par le bien public. Parce que ces pratiques se sont bien installées dans le cadre de systèmes démocratiques, la déception des populations à l’égard de la classe politique se transforme facilement en déception par rapport à la démocratie comme modèle. Un tel désenchantement nourrit la nostalgie, chez certains, des pouvoirs militaires et chez d’autres la tentation des pouvoirs théocratiques.
Source RFI